Revue géopoétique internationale

jeudi 21 mars 2024, par LM

Le premier numéro de la Revue géopoétique internationale dirigée par Laurent Margantin paraît ce 1er septembre 2024. On peut le commander en ligne, ou bien chez son libraire (ISBN : 979-10-90230-99-6).

A découvrir plus bas le sommaire et l’éditorial de ce premier numéro. Plusieurs contributions seront reprises sur Oeuvres ouvertes dans les prochaines semaines.


SOMMAIRE

Laurent Margantin – Éditorial

Benjamin Guérin – Le voyage, le sauvage et le lieu du poème

Gary Snyder – Nous nous frayons un chemin

Antoine Maine – De la haute Maurienne à la Tarentaise (juillet 2023)

Laurent Margantin – Approche de la géopoétique de Kenneth White

Auxeméry – À l’orient la vague

Michel X Côté – Alentours

Florence Trocmé – Notes sur les lichens

Pierre Gondran dit Remoux – Les lignes d’erre de Fernand Deligny, concrètes figures du dehors

Karine Miermont – Les instants les merles

Nathalie Riera – À l’errance des chemins

Lucien Suel – #Journal jardin

Goulven Le Brech – La Goule aux fées

Laurent Margantin – Dans la forêt de Mare Longue


EDITORIAL | LAURENT MARGANTIN

« Viendront d’autres horribles travailleurs ; ils continueront par les horizons où l’autre s’est affaissé ! »

Arthur Rimbaud

Madre de dios, une île en Patagonie. Une quarantaine de spéléologues, géologues, archéologues, biologistes, accompagnés de deux représentants du peuple Kawésqar, sont en mission dans cette région du bout du monde, avançant de canal en canal entre d’immenses îles rocheuses. L’équipe se disperse sur différents sites. Richard Maire, le directeur scientifique de la mission, explore de son côté des « glaciers de marbre » aux rides profondes et aux canelures géantes qu’il qualifie de « véritables monuments de la nature », en ajoutant : « Pour bien les comprendre, il faut marcher dessus, il faut vivre avec le vent, la pluie, le soleil, les quatre saisons en une heure ». Il y a plus de 1500 ans, ces glaciers de marbre étaient recouverts d’une énorme calotte glaciaire de plusieurs centaines de mètres qui allait jusqu’à l’océan. « Cette glace a rongé, raboté la roche, et elle a donné ces formes tout à fait uniques », explique Richard Maire. Et il conclut son propos par cette réflexion magnifique, qui va bien au-delà de la science : « L’art a d’abord été inventé par la nature, et ces glaciers de marbre sont là pour nous le montrer ».

Si j’ai voulu ouvrir ce premier numéro de la Revue géopoétique internationale sur une évocation de cette mission scientifique en Patagonie, ce n’est pas pour rendre hommage à la chaîne Arte qui, au milieu d’un paysage audiovisuel dévasté par la bêtise et le sensationalisme, diffuse ce documentaire précieux, mais parce que ces quelques paroles d’un homme de science, prononcés dans un environnement grandiose et extrême, nous transportent dans un espace qui est très proche de celui de la géopoétique. « L’art a d’abord été inventé par la nature ». Chez Friedrich Schlegel, il est question du « poème de la Terre, et son ami le poète Novalis a passé deux années à étudier la minéralogie, la géologie ou encore les mathématiques à l’Académie des Mines de Freiberg pour devenir ingénieur des salines de Saxe, rêvant d’une nouvelle « encyclopédistique » ouverte à l’infini du monde et de la matière. Pour lui cependant, la poésie, qualifiée de « réel absolu », était au cœur du nouveau savoir romantique. Elle est aussi au cœur de la géopoétique.
Kenneth White n’a cessé de revenir à la question de la culture, d’une culture véritable, notamment lors d’une conférence prononcée à Tübingen le 7 juillet 1997 intitulée « Les chemins de la pensée poétique » – conférence que j’avais organisée à l’Université et enregistrée. « Si l’on ne répond pas à la question culturelle fondamentale dans les années qui viennent, dit-il, on peut prévoir des mouvements réactifs simplistes, brutaux, retour à des catéchismes religieux, prolifération de sectes, idéologies identitaires, replis régionalistes, agressivité nationaliste, xénophobie galopante, etc., etc. C’est le journal quotidien. Mais il y aura de plus en plus de cela. Si on ne répond pas à la question culturelle fondamentale, il y aura des fondamentalismes. Donc il est urgent – ce n’est pas simplement un intérêt intellectuel ou poétique – il est urgent d’essayer de répondre à cette question culturelle ». Le diagnostic était évidemment juste, tous les « symptômes » désignés ici par White n’ont fait que s’aggraver depuis, menaçant même la stabilité politique de certains pays. Dans une perspective géopoétique, la question de la culture est donc centrale. En allemand, Kultur signifie civilisation, le titre du livre célèbre de Sigmund Freud est Das Unbehagen in der Kultur. En reprenant les deux termes, on peut affirmer qu’il n’y a pas de civilisation sans culture véritable. Or pour qu’il y ait une culture véritable, il faut qu’il y ait un monde.

Il sera beaucoup question ici de ces foyers culturels fondés sur une « poétique du monde ». Je songe bien sûr au premier romantisme allemand, mais celui-ci dépasse largement les quelques années où on le situe ordinairement, car il a beaucoup essaimé. Goethe et Schelling s’y sont intéressés, le poète écossais Thomas Carlyle, qui publie un livre sur Novalis en 1829, a transmis la philosophie de la nature allemande en Amérique où elle a alimenté la pensée transcendantaliste d’Emerson et de Thoreau. Une culture vivante ne fonctionne pas en vase clos, c’est un « système ouvert », on ne peut pas la limiter à quelques dates et à un lieu précis. De nos jours, il me semble qu’un écrivain comme Peter Handke participe encore de ce romantisme allemand ouvert à la « Naturpoesie ». D’autres foyers culturels peuvent être encore évoqués, je pense bien sûr à la « pratique sauvage » de Gary Snyder aux Etats-Unis, ou bien encore à une certaine lignée de poètes français qui ont fondé leur poétique sur un rapport renouvelé au monde : Francis Ponge, Philippe Jaccottet, Lorand Gaspar, Roger Caillois.

En composant ce numéro, j’ai été surpris par l’enthousiasme avec lequel des auteurs et des autrices ont répondu à mon appel, et je veux les en remercier. On pourra lire ici des poèmes composés dans des espaces géographiques bien précis, mais aussi des essais nourris de la pensée poétique de Kenneth White. C’est ce que nous tâcherons de faire à l’avenir : associer des formes d’écriture diverses – poèmes, essais, récits – en nous inspirant de la démarche du fondateur de la géopoétique : « À un moment donné, j’ai décrit les trois aspects, les trois volets de mon travail (essai, prose narrative, poésie) selon la formule suivante : les essais constituent une cartographie (mentale), les récits, un mouvement à travers les territoires (avec des séjours prolongés ici et là), et la poésie, des moments plus exacts le long de ce mouvement ».

Avançons dans cet espace ouvert…